Le plat de lentilles genevois

Pourquoi M. Frédéric Encel, professeur de relations internationales, déclare "éprouver une certaine amertume" à propos du "pacte" de Genève selon Le Monde (daté du 2 décembre, p.4) ? Parce qu'il "correspond à ce qui a déjà été négocié il y a trois ans". Qu'est-ce à dire ? Le journal n'en dévoile pas plus. Mais il est possible de penser qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, ou, plutôt, que ce ne sont pas les idées qui manquent, mais la volonté de paix.

Il est par exemple ironique de voir M. Arafat faire entendre, au dernier moment, qu'il est "d'accord" avec ce "pacte" alors qu'il lui aurait été possible, depuis "trois ans", de donner son avis là-dessus, lui qui désire toujours garder la main, puisqu'il la tient très haute et très serrée sur ses 17 services de sécurité.

Pourtant, cela ne l'empêche pas de la tendre quand il y a gros à gagner, comme du temps, mais aussi des subsides que l'Europe s'empresse de donner. Cet aspect retors est connu, c'est-à-dire guère surprenant.

Ce qui l'est bien plus, c'est, par exemple, l'empressement avec lequel MM Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Bernard Kouchner se sont emparés de ce "Pacte". Peut-être que les deux premiers voulaient ainsi montrer qu'ils ne pensent pas selon leurs "origines" comme le dénonçait l'universaliste bien connu M. Ramadan-ou-la-lapidation-non-applicable ? Peut-être que le dernier, M. Kouchner, voulait remodeler une image trop connotée "bushiste" depuis son soutien à la lutte contre le totalitarisme baasisto-islamiste ?

Il semblerait que cela bien plus grave que cela.

Commençons par BHL. Je n'ai jamais cru en sa solidité philosophique, pas plus que politique. Sa manière, par exemple, de demander à M. José Bové de ne pas recevoir à St Denis M.Ramadan-ou-la-lapidation-non-applicable en soulignant qu'il existe un abîme entre islamisme et altermondialisme prouve déjà que BHL n'a visiblement pas analysé que ces deux courants s'épaulent pour les trois quart (le dernier quart qui fait question étant celui de la question féminine, du moins pour l'instant, et si l'on excepte la question du voile à l'école où il semble y avoir consensus, par exemple la LCR) puisque non seulement ces deux courants partagent le même diagnostic sur les USA, le conflit israélo-palestinien, les conflits économiques, mais aussi le même projet de société basé sur l'abstinence et la frugalité.

Quant au manque de solidité philosophique, -(et bien que je l'ai défendu contre Pierre Bourdieu dans mon livre intitulé Le nihilisme français contemporain, fondements et illustrations, L'harmattan, 2003, p.154)-, je ferai seulement remarquer que BHL a, par exemple, toujours défendu un Michel Foucault, en particulier lorsque ce dernier avait été soupçonné, il fut un temps, d'apporter un soutien implicite à l'islamisme khomeyniste. BHL l'a même défendu bec et ongles en se targuant, tout récemment, d'avoir lu et relu tous les articles qu'avait écrit M. Foucault sur la question.

Or, il se trouve que j'en avais trouvé un d'article, et que je le cite dans mon livre Ethique et épistémologie du nihilisme, les meurtriers du sens (L'harmattan, 2002, pp. 47-48) :

« (...) On dit souvent que les définitions du gouvernement islamique sont imprécises. Elles m’ont paru au contraire d’une limpidité très familière, mais, je dois dire, assez peu rassurante. « Ce sont les formules de base de la démocratie, bourgeoise ou révolutionnaire, ai-je dit ; nous n’avons pas cessé de les répéter depuis le XVIIIè siècle, et vous savez à quoi elles ont mené. » Mais on m’a répondu aussitôt : « Le Coran les avait énoncées bien avant vos philosophes et si l’Occident chrétien et industriel en a perdu le sens, l’islam, lui, saura en préserver la valeur et l’efficacité. (…) ». (À quoi rêvent les Iraniens ?, Paris, Le nouvel Observateur, 1978, n°727, repris dans Dits et écrits, Gallimard, 1994, t.III, p. 692).

Ainsi ce qui serait peu « rassurant » ne vient pas de l’essence bien plus totalitaire que communautariste de ce dit « gouvernement islamique » qui prétend, par « l’islam », retrouver « le sens », mais du fait que « les définitions du gouvernement islamique » sont « les formules de base de la démocratie, bourgeoise ou révolutionnaire (…) nous n’avons pas cessé de les répéter depuis le XVIIIè siècle, et vous savez à quoi elles ont mené ».

Qu’est-ce à dire ? Elles ont « mené » où ? Sans doute vers le plus « d’enfermement », « d’ordre », dans la version officielle du vocable foucaldien. Alors qu’en Iran tout le monde baigne dans la joie du « sens » retrouvé, à la différence de « l’Occident chrétien et industriel »…

M. Foucault avait peur, au fond, que le gouvernement islamique s'embourgeoise, soit bien plus restaurateur que révolutionnaire, puisqu'une belle âme islamiste s'était empressée de lui répondre que le rôle de l'islam consiste à retrouver le sens, d'en préserver la valeur et l'efficacité, toutes choses que Michel Foucault préférerait plutôt continuer à détruire...(c'est en tout cas ce que je démontre dans mes deux livres).

BHL ne voit donc pas là non plus le lien pernicieux, la surenchère, entre ces deux extrêmes qui sont devenus au fil du temps la base, doctrinale, de l'altermondialisme et de l'islamisme.

Est-il meilleur journaliste et écrivain? J'avoue que je n'ai pa lu son livre sur Daniel Pearl, sinon des bonnes feuilles ; mais une chose m'a intrigué quand je l'ai entendu en parler : le fait qu'il mette bien plus l'accent sur les services secrets pakistanais que sur l'idéologie même de l'islamisme, comme si c'était pour lui une chose entendue, évidente, qu'il fallait, bien sûr, la démettre, mais, au fond, que ce n'était pas là l'essentiel, qu'il fallait plutôt cerner ce qui la nourrit, comme les services pakistanais, le conflit israélo-palestinien, la misère du monde etc...alors que ces éléments sont des facteurs secondaires puisque le facteur premier, la mère des facteurs, existe depuis les années 20 lorsque la Confrérie des Frères Musulmans décida d'en finir avec l'Occident et ses valeurs, causes supposées de la dégénérescence de la gloire islamique éteinte au 14ème siècle (alors que celle-ci a été mise à mal au moment même où le religieux se mit à vouloir régenter le politique et le commerce). Le financement saoudien fit le reste.

Mais il n'alla pas ou si peu soulager la misère, et bien plutôt nourrir spirituellement quelques jeunes ayant été se cultiver à l'extérieur de régimes mettant à l'écart, et dans une proportion inouïe, leur propre population, tout en singeant le mode de vie occidental, mais en évacuant l'esprit, ce qui était bain béni pour les prédicateurs soucieux de recruter en même temps des frustrés.

Le national arabisme a bien plus nourri le totalitarisme islamiste que les USA et Israël, mais de cela, peu de gens, et certainement pas BHL, aimeraient en parler.

Venons-en à M Alain Finkielkraut. J'avais un peu plus confiance dans ses capacités philosophiques. Sa manière de s'écarter du simplisme d'un Bourdieu était plaisante par exemple. Mais sa sympathie, excessive, envers Martin Heidegger commença à m'intriguer. Lorsqu'il se mit à défendre M. Renaud Camus quand celui-ci commença (bien avant M.Ramadan-ou-la-lapidation-non-applicable) à compter le nombre de juifs dans les émissions de radio, j'ai tiqué, (même si, en effet, il ne faut pas confondre l'écrivain et son oeuvre, sauf que, là, ce n'était pas l'oeuvre qui comptait...). Mais lorsqu'il a été injustement accusé de "néoréactionnaire" parce qu'il défendait les principes républicains, et lorsqu'il s'est mis à combattre le renouveau antijuif, j'ai oublié.

Lorsqu'il se met, maintenant, à défendre un Pacte aussi peu ragoûtant, tout s'éclaircit.

En fait, M Finkielkraut se fait l'écho d'une critique d'une certaine société israélienne qui fait trop la part belle à une vision triomphante, techniciste, du monde. Alain (si je puis me permettre) défend par quelques biais une conception du monde plus axée sur le renoncement, la frugalité, le refus heideggerien de voir la parole se réduire à un jeu de mots. Pourquoi pas, si cela ne concerne que lui. Sauf que, là aussi, Alain pardonne à Heidegger son engagement anti-moderne extrême, précisément parce qu'il cherche tout autant une alternative à nos sociétés techno-urbaines. De là à penser que ce pacte permettra de mettre du plomb dans la cervelle israélienne, j'ai bien peur que cela soit l'inverse et qu'il plombe plutôt tout espoir, avant de plomber toute cervelle et pour de bon.

Enfin, M Kouchner.

Si j'ai bien apprécié son engagement au Kosovo, et son soutien à l'action anti-saddamiste, il ne m'a jamais convaincu au niveau politique. Je ne vois en effet pas en quoi la doctrine du parti socialiste français serait à même de décrypter le monde, (même si je considère que M. Jospin a été bien plus courageux que M. Chirac lorsqu'il a été dénoncer le totalitarisme islamiste dans son antre palestinienne).

Est-ce alors une question d'atmosphère? Bernard (si je puis...) veut y croire, à la paix comme au bonheur (pour tous), qui n'y souscrirait ? Sauf qu'avec ce Pacte, tout autre chose transparaît à l'horizon. La diabolisation définitive d'Israël.

Ainsi, la moindre action de sa part sera immédiatement perçue comme un coup de poignard dans le dos du Pacte. Il s'en est par exemple fallu de peu que la dernière action entreprise dans la nuit de dimanche 30 novembre à lundi 1er décembre soit mise sur le compte d'un tel calcul alors qu'elle semble avoir été programmée bien avant.

Mais qu'en sera-t-il des autres ? Il sera toujours possible de les discréditer en avançant systématiquement ce Pacte. Les attentats peuvent même reprendre, du moins un petit peu, histoire de faire la pression, juste pour signifier que ce sera "à cause" d'Israël (Arafat adore par exemple jouer avec le feu : un coup de fil aux Brigades Al-Aqsa pour commanditer une opération, un autre tout de suite après, ou en même temps, à M. de Villepin pour le rassurer qu'il fait "tout son possible"...).

Or, l'on ne voit pas en quoi le fait d'avancer des propositions si peu innovantes doivent obliger Israël à se mettre ainsi en danger. Puisque l'on voit mal, par exemple, quelle serait la force "internationale" susceptible de désarmer une population palestinienne rétive comme celle du Hamas, alors que les mêmes se plaignent qu'en Irak les américains ne laissent pas agir plutôt les irakiens (en leur rendant "le plus vite possible" le pouvoir...) qui se font dégommer à qui mieux mieux ! Comprenne qui pourra...

Au risque de déplaire, je persiste plutôt à penser qu'en matière d'innovations il serait plutôt intéressant de :

-réfléchir à Jérusalem comme ville ouverte, ce qui implique qu'elle soit la capitale d'aucune partie;

-faire en sorte que les colonies soient perçues comme des Principautés payant l'impôt foncier au futur Etat palestinien, et qu'elles pourraient être, à terme, sujettes à mixité ethnique;

-favoriser enfin l'idée d'un Marché Commun au niveau économique pour commencer.

Oublions ces propositions. Pensons, d'abord, à ce préalable :

Doit-on signer n'importe quel accord avant que les groupes islamistes soient désarmés ?

Ecoutons l'objection stipulant qu'agir ainsi ne ferait que les renforcer puisque la population palestinienne ne voyant rien venir en terme d'améliorations s'arcbouterait sur ses extrêmes.

Rétorquons seulement que la tactique actuelle suivie par les mouvances baasistes et islamistes en Irak, et en Afghanistan pour cette dernière, consiste à détruire, systématiquement toute amélioration, même bénigne.

On ne voit pas, dans ces conditions, comment empêcher les groupes islamistes palestiniens d'agir de la même manière. A moins de concocter un autre plat de lentilles, permettant de revenir aux frontières de 1947 ? Certains y pensent...Une fête grandiose, toute la Jet Set médiatico-politique, trois mille invités, trois jours non stop, et M. de Villepin en personne, bien sûr...

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