Vers l'Affinement

Manifeste néo-moderne

I

Le monde moderne émergea historiquement aux alentours du XIè-XIIème siècle avec l'avènement de la Ville et sa liberté d'être, y compris sans passé, (re)partir de zéro, transformer le monde; tout cela contre le Fief et le désir de soumission.

Dans les murs de la Ville, le serf pouvait ainsi être affranchi au bout d'un an et un jour.

Le moderne s'affirma dans la ville, son air, son anonymat, puis par son art sur lequel s'appuya l'avènement de la science, de la technique, et, peu à peu, les désirs d'égalité en droit, de retour à la vraie aristocratie: celle qui gagne ses mérites à la guerre et non par l'hérédité.

Cela donna, un beau jour, l'Idée de la Nation. Et aussi le désir d'être au service d'une idée unique : la possibilité non pas d'en finir avec le mal, le conflit -car c'est là le rêve debout d'idéalistes crypto-religieux qui trouvèrent en Marx un prophète inégalé- mais de rendre plus rationnel, au sens de plus significatif, le monde.

C'est-à-dire pas seulement plus utile, mais plus compréhensible, moins soumis aux forces supposées magiques, d'où le désensorcellement dont a parlé Max Weber.

Il s'agit cependant de moins y lire l'avènement d'un rétrécissement du monde aux mesures de la raison, qu'un effort de se soustraire à la fatalité d'une destinée supposée.

Néanmoins, la violence d'être est là lorsqu'elle pousse la puissance à se réaliser en niant les limites, en s'appuyant sur la chance d'être bien né. Et comme l'ivresse de dominer le monde s'empare des âmes déjà au faite, peu d'entre-elles regardent en dessous et concèdent à tendre une main.

Le désir de croître en puissance, mais non en développement, en affinement, incite toujours une partie à ne plus justifier le pourquoi de sa bienséance autre que juridique.

Chacun pour soi. Ou alors uniquement pour quelques-uns supposés sauver le monde ou le transformer en pack de huit.

Le néo-moderne, issu des années 60 au fond, du moins si l'on met de côté la volonté récupératrice des forces antimodernes se réclamant paradoxalement des Lumières, propose une nouvelle Renaissance.

Non pas un retour vers l'Antiquité, mais à Léonard de Vinci pour lequel l'expérimentation, le traitement de nouveaux matériaux, exprimait l'Art. Comme fonction. Et non pas seulement une forme historique qui, en effet, devient "chose du passé" comme le disait Hegel. La forme; pas le fond.

Il nous faut repenser ce fond à partir de ces évènements historiques qui ont définitivement installés la Ville et la Technique comme horizons de civilisation.

La Ville comme creuset démocratique. La Technique comme univers du confort, du gain de temps, pour en perdre ailleurs, au fin fond des imaginaires bucoliques ou trépidants.

Il s'agit de ne plus confondre croissance et développement, parce qu'il s'agit de penser qu'aller vers l'affinement ne peut pas être un voeu pieux, mais une nécessité. Du moins si l'on veut atteindre le mieux qui soit, pour soi, si l'on veut susciter les meilleures émotions et réflexions, jouir de cette félicité, ce demi-sourire permanent (du Bouddha).

Ce qui passe aussi par faire le bien aux autres.

Ce qui nécessite de proposer des créations qui veulent vraiment penser le monde et soi-même agissant dans un cadre articulant le résolument moderne et le sens de l'affinement envers soi et envers autrui.

Comment ?

Partons de cette anecdote raconté par le plasticien multimédia Jean Marie Dallet rappelant l’étonnement extasié d’un Fernand Léger se promenant en compagnie de Duchamp à un salon aéronautique: il resta un long moment émerveillé devant la parfaite courbure d’une... hélice.

Emparons-nous de cette hélice, faisons là tournoyer et observons en quoi elle pourrait aider à classer les actuels courants intellectuels en trois principaux profils : les Modernes, les Anti-Modernes, les Néo-Modernes.

Les Modernes verront en cette hélice le triomphe de la raison appliquée,

Les Anti-Modernes regrouperont d'un côté les partisans du temps immobile: pour eux les temps anciens sont supposés toujours supérieurs aux temps nouveaux. Mais cela ne les empêchera pas d'utiliser cette hélice pour répandre la terreur totalitaire puisque "anti" ne veut pas dire seulement être "contre" verbalement.

De l'autre côté, se regrouperont les partisans du temps réduit à l'instant éternel. Et dissemblable. A chaque fois. Puisqu'il revient, sans cesse. Ils verront l’hélice comme l’un de ces instruments maudits qui arrache définitivement l’homme à ses racines pour lui donner une vision vertigineuse au-dessus de la Terre, voire du divin, et qui met à mort l'espace horizontal, l'espace du village, du clan, du corps commun, du lien.

Ils tenteront d’édifier des hélices qui ne fonctionnent pas. Pour empêcher toute tentative de maîtrise, source de puissance honnie et de "récupération" par l’industrie cet instrument schizo du "kapital".

On y observe là les pattes de tous les néo-puristes excommuniant tous ceux qui s'opposent à leur simplisme en les traitant de "néo-réactionnaires" alors qu'ils ne font que se désigner eux-mêmes dans le miroir de l'Autre.

Les troisièmes, que l’on pourrait nommer les néo-modernistes d'une Nouvelle Renaissance, veulent s’émanciper de tout cela en considérant que l’art et l’industrie sont fonctionnellement distincts et peuvent se rencontrer voire cohabiter, quoique conflictuellement, dans ce no man’s land qu’est le moment du prototype ou de l’oeuvre originale.

Ce qui implique que dans ce dernier profil, l’hélice, en tant que telle, et l’hélice en tant qu’élément industriel, restent deux choses bien distinctes.

Mais l'art et l'industrie ont tous deux besoin que l’hélice atteigne sa vérité absolue. Et donc qu’elle puisse fonctionner en tant que telle; réel inédit ayant sa spécificité en effet bouleversante, créatrice en effet de meilleur et de pire

Il est temps de retrouver et poursuivre vigoureusement, -car le temps, européen, qui est le temps universel, celui du Droit et de l’Emancipation, est de plus en plus compté-, la voie ouverte par Léonard de Vinci :

Est artiste celui ou celle qui use de nouveaux matériaux, de nouvelles formes, tout en arc-boutant cette technicité au projet humain qu’apporta la Renaissance :
Celui de l’humanité libre et épris de justice.

Cette nouvelle voie se mettrait alors en position de supporter également une critique sans concession des travers de la civilisation, aujourd’hui techno-urbaine et arrivée mondialement à stance.

Car il s’agit d’asseoir l’idéal du Droit et de l’Emancipation sur l’affinement de soi plutôt que sur sa seule conservation ou sa seule destruction négatives. Celles-là ne peuvent en effet qu’amener (vers) le péril et non le conjurer. Par peur précisément du mouvement dont la gravité, toujours en expansion, se condense en style et en époque, en inédit qui en effet bouleverse les situations acquises y compris dans la pensée du monde.

Ainsi si toute manipulation de matériaux nouveaux et d'idées inédites s’inscrit dans une tradition et un être ensemble, les œuvres et les artistes qui en surgissent donnent toujours le sentiment d’émerger précisément en vue de donner une direction adéquate au mouvement nouveau. Son Esprit.
Et ce dernier, tel le magma, est en perpétuelle intégration de données dont une forme inédite vient peu à peu distordre l’ordre du visible et y répandre des airs nouveaux dont l’émergence disait Baudelaire peut concourir à la mélodie de l’ensemble, cet écho à venir.

Aussi serait-il peut-être temps d’en écouter les notes afin qu’un réalisme détaché du positivisme scientiste et couplé à un néo-rationalisme qui n’oppose pas science et poésie mais les articule distinctement comme le faisait Goethe puisse devenir l’alternative néo-moderne.

Celle là serait alors susceptible de penser à nouveau le lien sinueux entre l’art la technique et le politique et ce de telle sorte que soit considéré la spécificité nécessaire de leurs fonctions et la nécessité de subsumer leur épaisseur conflictuelle.

C'est cela la Nouvelle Renaissance à laquelle nous espérons contribuer.
Son cadre théorico-esthétique fort permet d'affronter, sans concession (dans tous les sens du terme), le monde techno urbain arrivé aujourd’hui à stance.
Il est fort car il peut en en effet en éclairer, librement, les linéaments tissés à la fois de félicité et de souffrance, sillons, tortueux et joyeux, de tournesols pétris d’une lumière stridente striée par les travaux et les jours.
Sans avoir besoin pour autant de refuser le monde ou de se détruire en son sein. Pas même une oreille.

Car il s’agit de se développer malgré le péril de se déployer sans retenue. Ce qui de toute façon n'est pas supportable, puisque précisément l’enjeu de toute conscientisation est d' analyser préventivement les conséquences lorsque la liberté d’autrui, son potentiel d’émancipation, peut être mis en péril.

Il n'y a pas d'autre alternative. Du moins si l’on veut s'affiner.

*