Peut-on combattre le nihilisme sans être anti-68?

Réponse à M. François Cusset

Brisons net l'argument ultime de M.François Cusset lorsqu'il part en guerre dans son article "Des intellectuels, et d'un problème plus général" (Le Monde du 25 octobre 2003) contre les "intellectuels officiels", ces ex " nouveaux philosophes",(entendez, MM Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pascal Brukner...), en considérant par exemple que "Ce qui les motive en dernier recours, hier comme aujourd'hui, est la même "haine de 68", ou encore:"Les plus véhéments de leurs successeurs tracent encore et toujours une ligne presque droite du "désordre" social et de "l'idéologie du désir" à "l'irrationalisme" et au "totalitarisme" - ligne sanglante qui passe par Tzara, Breton, Bataille, Deleuze et bien sûr les barricades de Mai 68.", brisons franchement et sans détour cette ligne argumentaire en avançant ceci en préalable :

Luc Ferry et Alain Renaut se sont trompés lorsqu'ils ont cru voir dans les pensées de Deleuze, Derrida, Bourdieu, Lyotard, etc,"la pensée 68". D'une part parce qu'il n'y a pas qu'une seule pensée issue ou ayant une paternité quant à cet évènement. D'autre part, ces auteurs sont aux antipodes de ce qui en a émergé en surimpression : une volonté de réaliser ses propres choix de vie contre la fatalité des conditions historiquement et affectivement situées.

Comme je le montre dans deux ouvrages spécialement consacrés à l'étude, minutieuse, et donc objective, de ces auteurs, -(Ethique et épistémologie du nihilisme, les meurtriers du sens, 2002, L'Harmattan et Le nihilisme français contemporain, fondements et illustrations, 2003, même éditeur, ces deux livres actualisant une thèse soutenue à Paris IV en 1997)-, ces derniers n'ont eu de cesse de nier au sein même de l'acte de décision, (si cher à Alain Berthoz), la notion de sujet, de sens, de représentation, ce qui impliquait de tout subordonner, de la pensée à l'art, aux mécanismes de production sociaux-historiques et/ou désirants.

Il en est de même d'ailleurs des Bataille, Blanchot, Baudrillard, Foucault, -(comme je le démontre dans mes deux livres, résumés dans un article en ligne).

Lorsque M.Blanchot explique (L'espace littéraire, 1955, Gallimard, p. 284) que "(...) Celui qui reconnaît pour sa tâche essentielle l'action efficace au sein de l'histoire, ne peut pas préférer l'action artistique. L'art agit mal et agit peu. Il est clair que, si Marx avait suivi ses rêves de jeunesse et écrit les plus beaux romans du monde, il eût enchanté le monde, mais ne l'eût pas ébranlé. Il faut donc écrire Le Capital et non pas Guerre et Paix. Il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. (...)".

Et lorsque l'on connaît l'importance d'un Blanchot pour toute la lignée qui part de Bataille en passant par Foucault, Derrida, Deleuze...et Cusset, il est clair que le débat ne doit pas se situer où le situe tactiquement ce dernier, à savoir que toute critique envers ces auteurs revient à être "anti-68" comme il le prétend dans son article.

Certes, il est fort possible de ne pas réduire les références de M. Cusset à leur seul nihilisme afin d'éviter cette pensée "binaire" que ce dernier ne cesse de dénoncer dans son propos (tout en l'étant incroyablement à l'encontre des ex "nouveaux philosophes"...), mais de là à avancer comme le fit par exemple M. Patrick Kechichian (Le Monde des livres du 10 janvier 2003) qu'il n'est pas possible de traiter M. Blanchot de nihiliste parce qu'il aurait été l'ami de M. Lévinas, il est tentant de répondre: et pourquoi pas ? Pourquoi ces auteurs n'auraient pas, eux aussi, leur part maudite ?

Et, de façon générale, pourquoi ne serait-il pas possible d'être non seulement "ami" de personnages illustres, mais aussi soutenir les luttes contre les excès de l'approche psychiatrique, les dissidents, les cheminots, en se rendant également donc sympathique par ce biais, tout en opérant une stratégie, délibérée, de destruction non pas des apriori et idées reçues comme le prétend par exemple M. Derrida, mais de ce qui permet à une pensée de (se) construire pour (s')évaluer (comme) (dans) (le) monde. Ce n'est pas contradictoire pour ces auteurs et M. Foucault l'a expliqué en long et en large à propos (à partir de) de M. Bataille (Dits et écrits,1994, Gallimard, p.238), car il s'agit d'agir comme le propose M. Cusset dans un autre article sans doute peu connu des lecteurs du Monde:

" Se cacher, c’est inverser les codes, les subvertir sur place, en se couvrant par exemple d’autocollants Attac pour passer inaperçu auprès des hordes de manifestants. Avancer masqué pour endormir les soupçons, avoir l’air dépassé pour mieux reprendre le dessus, jeu du signe inversé auquel excellent les combattants depuis qu’il y a 25 siècles, le stratège Sun Zi réunissait ces quelques règles de bon sens en un complet Art de la guerre : « La confusion apparente procède de l’ordre, la couardise apparente procède du courage, la faiblesse apparente procède de la force […] Il faut avancer sans laisser de traces, semblable aux esprits ».

Longtemps avant que des stratèges plus récents (Deleuze et Guattari, par exemple) ne leur donnent une leçon de monadologie, les tenants d’un face-à-face rigide, bêtement polarisé, entre substances ennemies avaient déjà tort : car se cacher c’est aussi semer l’ennemi, le disperser, jeter le trouble en son sein, en menaçant de le devenir, ou que lui-même ne devienne l’insurgé, des Indiens d’avant-hier déguisés en colons pour mieux les attaquer aux camouflés nombreux de guerres plus récentes, et aux flics en civil d’aujourd’hui que rien ne distingue plus de leurs cibles « civiles ».

Sun Zi, toujours : « L’armée doit être semblable à l’eau : comme l’eau évite les hauteurs et se précipite dans les creux, l’armée évite les pleins et attaque les vides ; comme l’eau adapte son cours aux reliefs du terrain, l’armée construit la victoire en s’adaptant à l’ennemi ; c’est pourquoi, comme l’eau n’a pas toujours la même forme, l’armée n’a pas toujours la même apparence ». Il y va là, bien entendu, de beaucoup plus que de la seule efficacité guerrière ; il y va des interstices, de toutes les zones échappant aux radars, comme des seuls recoins où ma valeur ne me sera pas dictée, octroyée puis dérobée, cycle de la domination. " (Faire-non, François Cusset).

Il ne s'agit donc pas de se méprendre, M. François Cusset avance tout aussi masqué, propageant une confusion des pensées autant que des sexes (il est aussi l'un des idéologues de la queer attitude) et ce non pas comme proposition, "souci de soi" parmi d'autres, mais obligation, sous peine de passer pour "anti 68" etc. Ainsi il ne s'agira pas d'admettre le fait homosexuel, mais de le mettre en cause au même titre que l'hétérosexualité (en prolongeant donc les thèses de MM Foucault, Derrida, Deleuze, Bourdieu, etc) parce que ce qui compte c'est détruire l'acte de délimitation en général, (le sexe en particulier), puisque celui-ci est supposé être au coeur de la concentration de forces ou le capital. Ce qui implique d'en détruire les fondements en tuant dans l'oeuf tout plaisir d'être, laissant seulement le désir de vie se répéter sans objet, hormis celle de l'instant précédent en attente de la bifurcation (fractale) suivante.

Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner que lorsque cette stratégie, -(qui s'est plutôt servie d'un des courants des surréalismes et n'en est pas déduit comme le pense à tort Jean Clair dans son livre, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Mille et Une Nuits, 2003, 215 pages)-, lorsque ce nihilisme se répand partout, -(jusqu'à considérer que la danse relèverait d'une esthétique "fasciste" quand elle "sanctifie" le "beau corps et le beau mouvement" selon Lloyd Newson (Le Monde du 23 octobre, article de Dominique Frétard ), il n'est pas étonnant qu'en réaction des courants ultraconservateurs voient de plus en plus le jour.

En effet, lorsque le devenir queer devient une obligation, lorsque l'on binarise comme le fait Cusset en ne voyant en les dits ex "nouveaux philosophes" que des amateurs de "gros concepts " (comme l'on dit de gros rouge) encensés par les médias (et pan! sur eux...comme il se doit pour paraître radical...), il est alors nécessaire pour certains peu enclins aux dialectiques qui cassent bien plus que des briques de se protéger en se disant inlassablement "je ne peux être queer parce que je suis musulmane, parce que je suis chrétien charismatique, parce que je suis FN..." .

Autrement dit, il faut aussi rechercher dans les causes qui font dire à M. Nicolas Baverez que "la France tombe", les racines intellectuelles qui permettent de tomber sept fois non pas pour se relever une huitième comme le dit M. Philippe Labro, mais pour chercher justement à faire de ce tomber un tombeau. Comme le grave dans les gravats du sens et en guise de pierre tombale M. Cusset.

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